Abraham Cherchevsky

né le 6 mars 1901

Mon père s’appelait Abraham Cherchevsky. Sa famille était originaire de Lituanie. Sa grand-mère était née à Grodno et son grand-père à Rujany (aujourd’hui en Biélorussie). Ils vivaient aux environs de Vilnius. Au milieu du XIXe siècle, comme beaucoup de familles juives de ce pays, ses grands-parents maternels comme ses grands-parents paternels avaient quitté le pays et émigré en Palestine pour échapper aux ordres du tsar, qui faisait enlever les jeunes gens pour leur faire faire vingt-cinq ans de service militaire. Mes arrière-grands-parents ayant plusieurs fils, ils préférèrent s’expatrier.

Mes grands-parents se sont mariés dans une petite synagogue du ghetto de Hébron (Palestine), vers 1880. Ma grand-mère, Haya Hava Pecha Lazinsky, n’avait que seize ans. Mon grand-père, Shmuel (Samuel) Cherchevsky, en avait dix-huit. Ils eurent plusieurs enfants, dont six seulement survécurent, le premier étant né en 1881.

Mon père, sixième et dernier enfant de la fratrie, est né à Hébron le 6 mars 1901 et a vécu sa petite enfance à Jérusalem. Il est arrivé à Paris vers 1910, ainsi que ses parents et ses frères et sœurs. Il ne parlait pas français et il apprit notre langue pendant sa scolarité à l’école Lucien de Hirsch, à Paris.

Abraham Cherchevsky sollicita et obtint la nationalité française en 1924. Quelques années plus tard, il rencontra celle qui devait devenir sa femme, Germaine Bernard.  Elle était l’une des nièces de Bernard Lazare, ce qui devait permettre à mon père de s’intéresser de très près aux archives laissées par celui-ci et à l’Affaire Dreyfus. Ils se marièrent à Paris en 1930. Par tradition familiale, leur mariage fut célébré religieusement, et le rabbin Henri Schilli les maria le 9 décembre 1930 à la synagogue de la rue Chasseloup-Laubat, à Paris. Ils ont eu trois filles, en 1932, 1935 et 1938, dont je suis l’aînée.

 

Les parents d’Abraham Cherchevsky à Jérusalem
avec ses frères et sœurs, vers 1898,
trois ans avant sa naissance

 

Mon père était journaliste. En 1938, il avait créé un petit journal juif bimensuel qui, malheureusement, ne publia que cinq numéros, le premier datant du 15 novembre 1938 et le dernier du 30 mars 1939… Dans ces cinq publications, on sentait déjà quelle était son inquiétude, face à la montée du nazisme. Ce journal s’intitulait Grégoire (à ne surtout pas confondre avec l’infâme antisémite Gringoire). Pourquoi ce journal et pourquoi Grégoire ? Voici ce que mon père écrivait dans le numéro 1 de son journal, en novembre 1938  :

Les cinq numéros de « Grégoire » (photo André Blum)


Pourquoi « GRÉGOIRE »

Double question : pourquoi ce titre, Pourquoi ce journal ?

Il est à peine besoin d’indiquer que ce Grégoire dont nous invoquons le patronage, est le curé d’Embermesnil, membre de la Convention, où il soutint la cause de l’émancipation des Juifs. Il ne fut pas seul, et d’autres noms pourraient lui être adjoints qui témoigneraient que la France s’est acquis un juste titre à la reconnaissance des Juifs, comme aussi à celle d’autres parias, d’autres opprimés. Nous avons choisi celui-là, que nous entendons placer ici comme symbole des idées de tolérance et de justice.

D’autres penseront - et pensent - que le temps n’est plus de cette « idéologie », que la France a enseignée au monde. La morale sur laquelle ce monde a vécu - souvent d’une façon précaire, d’ailleurs - ils la veulent périmée, et c’est avec mépris qu’ils en parlent.

Nous, nous pensons autrement.

C’est, en un moment où d’autres seraient tentés de plier l’échine, honteusement ou craintivement, avec résignation, que nous pensons œuvrer plus utilement en faisant entendre notre voix.

Quand une partie du monde est replongée dans les ténèbres, qu’elles risquent, si l’on n’y prend garde, de s’étendre de plus en plus, il ne nous paraît pas que la meilleure attitude soit celle de l’indifférence et du silence, même troublée, ça et là, de gémissements.

Une attitude contraire - celle que nous voulons adopter - n’implique pas forcément l’insolence ou la provocation. Mais elle doit être ferme et courageuse.

Nous n’avons pas le droit de nous abriter derrière la liberté - la liberté de vivre - dont nous jouissons dans ce pays. Ceux-là qui craindraient de se compro-mettre par une solidarité qu’on nous reproche, alors qu’au contraire, c’est un sentiment qui devrait être le plus humainement louangé, doivent com-prendre qu’on nous impose cette solidarité.

N’a-t-il pas été question, dans une de ces harangues haineuses auxquelles le monde a été habitué depuis quelques temps, d’une « internationalisation » du problème juif ? C’est une solution internationale qu’on voudrait imposer, et nous pouvons bien préjuger de ce qu’elle serait, à voir comment elle est comprise dans le cadre national…

Aussi bien, les mêmes mots, hélas ! servant aux meilleures choses comme aux pires, préférons-nous une autre initiative d’ordre international.

Bien qu’il soit de mise, dans un article « programme », de s’en tenir aux généralités, nous voulons y faire exception. C’est à l’initiative du premier ministre des Pays-Bas, M. Colijn, que nous faisons allusion.

Il n’est, en effet, pas possible de laisser le problème des réfugiés d’Allemagne à l’initiative individuelle des gouvernements. S’ils se doivent d’y apporter un remède, ils doivent aussi l’apporter en commun. D’une part, on ne demanderait pas ainsi aux uns un effort trop en disproportion avec celui des autres. D’autre part, le remède lui-même serait plus efficace.

C’est ainsi que nous entendons porter notre attention sur le problème des étrangers. Il s’agit de le traiter avec mesure, mais aussi avec équité. C’est qu’il n’a plus le même aspect qu’on lui a connu jusqu’ici. Ce ne sont pas des étrangers qui, en grande partie, furent recueillis par la France. Ce sont des proscrits. Le devoir d’humanité est d’autant plus grand.

Mais nous voyons pourtant qu’à exiger un effort trop considérable, et surtout mal réparti, l’on va à l’encontre de ce qu’on voudrait.

Il ne s’agit pas non plus de se livrer inconsidérément à des critiques qui prennent tournure de diatribe sans fondement.

Mais ce n’est pas d’une façon dispersée que l’action doit se produire. Il est nécessaire, il est indispensable que dans le Judaïsme de France existe enfin une volonté de coordination d’où résulterait une féconde union.

De part et d’autre, il est nécessaire, il est indispensable, d’apporter, en vue de cette union, de la bonne volonté et aussi la volonté de travailler pour une cause qui nous touche tous.

C’est une immense tâche que nous avons entreprise dans ce but. Nous n’en méconnaissons pas l’étendue.

  Nous voulons espérer que les moyens de la poursuivre ne nous feront pas défaut.

Quant à nous, nous disposons d’une foi ardente et sincère. Nos possibilités matérielles sont réduites, et cela se reflète dans le format modeste de ce journal que nous voudrions plus important.

Il serait prétentieux que nous reprenions à ce sujet le mot célèbre : « Il n’y a pas de petits journaux ; il n’y a que de  petits journalistes. » Ce serait aussi sans propos, mais ce qui est parfaitement de propos c’est de paraphraser ainsi ce mot : « Il n’y a pas de petits journaux ; il y a de grandes causes. »

Là, nous puisons notre courage et notre foi dans l’avenir.

A. CÉACHE

(Abraham Cherchevsky)

 

Ma mère était traductrice en anglais et en allemand. Lorsque mes parents durent quitter leurs fonctions, en raison des ordonnances allemandes de 1941 interdisant aux Juifs la plupart des emplois, ils travaillèrent au service administratif des maisons d’enfants de l’UGIF.

Entre 1940 et 1941, fuyant l’invasion allemande, comme beaucoup de familles, nous avons quitté la région parisienne (nous habitions à Issy-les-Moulineaux), et nous avons séjourné dans différentes villes, notamment en Eure-et-Loir, puis à Royan. Je n’ai pas conservé le souvenir précis de notre périple.

Au début du mois de juillet 1943, mes parents me firent partir à la campagne, près de Châteauroux (Indre) avec ma sœur cadette, pour les vacances d’été. Nous étions hébergées chez une ancienne employée de maison de ma grand-mère maternelle, qui vivait une retraite bien méritée en compagnie de son mari. Elle m’avait vu naître, s’était occupée de moi pendant mes premières années, et nous étions aussi heureuses l’une que l’autre de nous retrouver. Notre mère avait décousu les étoiles jaunes sur nos manteaux, et ma sœur et moi avions changé de nom. Nous nous appelions “Bernard”, nom de jeune fille de notre mère. Mon autre sœur était restée à Paris, car elle avait été jugée trop jeune pour quitter ses parents.

Ma mère a été arrêtée le 31 juillet 1943, au cours d’une rafle dans les locaux de l’UGIF. Elle est restée quelques semaines à Drancy, et elle a été déportée à Auschwitz par le convoi n° 59 du 2 septembre 1943. Selon une personne arrêtée en même temps qu’elle, et qui a survécu, elle a été gazée à son arrivée.

Après l’arrestation de ma mère, mon père dut cacher la plus jeune de mes sœurs dans une famille, à la campagne. Le couple qui hébergeait mon autre sœur et moi accepta bien volontiers de nous garder chez eux jusqu’à nouvel ordre. À la rentrée scolaire, en octobre 1943, on nous inscrivit à l’école du village.

Mon père, resté à Paris, se cacha chez une amie, dans un appartement sûr d’où il n’aurait jamais dû sortir. Mais cet emprisonnement volontaire devait être pesant, et le mardi 11 avril 1944 il sortit dans la rue. Des années plus tard, un document concernant son arrestation nous est parvenu : vers midi, un “collabo” français, André H., âgé de 35 ans, l’aperçut sur un trottoir. Le visage de mon père parut suspect à cet homme qui donna l’ordre de l’arrêter immédiatement. Le contrôle d’identité qui suivit vraisemblablement lui fut fatal. Il fut conduit à Drancy où il resta jusqu’au 15 mai 1944, date à laquelle il partit par le convoi n° 73.

Le rapport de police concernant le collaborateur français qui avait arrêté mon père, exposait que dans son interrogatoire, il citait le nom de mon père et précisait les circonstances de son arrestation. Cet homme, condamné deux fois par contumace à la peine de mort (en 1944 et en 1949) pour trahison ou intelligence avec l’ennemi, s’était enfui en Allemagne en août 1944 et s’était présenté, libre, le 16 février 1955, devant le Tribunal Permanent des Forces Armées de Paris.

La personne qui nous a transmis ce rapport de police ajoutait, à l’époque : « Il a été acquitté en 1957 et se promène donc, libre, et cultive peut-être des fleurs… ».

Ma sœur et moi menions une vie insouciante et paisible, soignées avec tendresse par nos protecteurs. Nous avions vite oublié les restrictions, les infâmes topinambours et les insipides rutabagas, car nous ne manquions de rien : les légumes du jardin, le raisin et les fruits de la vigne, les poulets et les lapins, le lait et le beurre frais… Nous avions tout à volonté et nous étions heureuses, grâce à la complicité et à la connivence des adultes, famille et amis qui, à la demande de notre père et dans le souci de nous épargner, ne nous avaient pas dit que notre mère avait été déportée. Nous l’avons appris un jour, à la suite d’un lapsus commis par notre gardienne. Mais à cette époque, on ne parlait pas de déportation ; on nous avait seulement dit que notre mère avait été “arrêtée”, et comme nous ne savions pas très bien ce que cela signifiait exactement, nous attendions tranquillement qu’elle revienne..

Après l’arrestation de notre père, un cousin est arrivé de Paris tandis que nous étions à l’école. Il était encore là à midi, lorsque nous sommes rentrées déjeuner. Il était venu nous apprendre que notre père, lui aussi, venait d’être “arrêté”, et qu’il était nécessaire que nous quittions nos gardiens pendant quelques jours, pour le cas où les Allemands nous rechercheraient. Nous n’avons pas très bien compris la gravité de la situation. Seul comptait le petit déplacement que l’on nous préparait : nous allions passer deux ou trois semaines dans une ferme, à quelques kilomètres de là où nous étions, au milieu des animaux et des travaux agricoles, sans retourner à l’école, et cela nous enchantait.

Lorsque l’alerte fut passée, nous revînmes au village que nous avions quitté, et nous y restâmes jusqu’en décembre 1944.

Un peu avant Noël 1944, notre grand-père maternel et notre tante nous firent revenir à Paris. Ils firent le nécessaire pour pouvoir nous accueillir chez eux, toutes les trois ensemble. La plus jeune de mes sœurs revint à Paris la première. Enfant cachée pendant un an dans la famille à qui notre père l’avait confiée, elle y avait été malheureuse, voire maltraitée, mais au moins l’avait-on sauvée.

Mon autre sœur et moi quittâmes à regret le vieux couple qui nous avait hébergées pendant dix-huit mois, sans doute - aussi paradoxal que cela puisse paraître à première vue - la période la plus heureuse de toute mon existence. Je n’avais jamais réalisé, jusqu’à ces toutes dernières années, et plus encore ces dernières semaines, en apprenant l’histoire personnelle de chacun de mes “cousins” des voyages de la mémoire en Lituanie, à quel point ces braves gens nous avaient sauvé la vie, à ma sœur et à moi.

Tardivement, en 1998, j’ai sollicité pour eux la Médaille des Justes. J’ai dû rechercher des témoins de l’époque où j’étais cachée à Levroux, dans ce Berry accueillant, et j’ai retrouvé, cinquante ans après les avoir perdues de vue, quelques camarades de classe qui ont accepté volontiers de m’apporter leur concours. Que Jeanne, Monique, et Jean-Paul, au nom de Françoise, en soient ici remerciés, ainsi qu’Alain, qui recevra la médaille au nom de sa grand-tante et de son grand-oncle, Mme  et M. Couagnon, mes “sauveteurs”.

Abraham Cherchevsky et Eve Line, sa fille aînée

(été 1936)

Notre tante devint notre tutrice. C’était une femme admirable, qui était entrée très tôt dans la Résistance, où sa conduite lui valut la Médaille de la Résistance et la Croix de guerre 1939-1945. Elle nous éleva avec beaucoup de tendresse et de dévouement, sans jamais se plaindre de ce que l’arrivée soudaine de trois fillettes de sept, dix et treize ans avait totalement fait basculer son existence.

Mes sœurs et moi lui devons beaucoup, indiscutablement, pour tout ce qu’elle a fait pour nous, dans tous les domaines et en toutes occasions, bien longtemps après qu’elle eût cessé ses fonctions de tutrice. Lorsque nous eûmes quitté son foyer, elle continua à venir en aide à chacune de nous trois, d’une manière ou d’une autre, chaque fois que ce fut nécessaire, ainsi qu’à nos enfants lorsque, devenus adolescents, ils connurent à leur tour des difficultés, jusqu’à ce que l’âge et la maladie l’en empêchent. Elle nous quitta au mois de mai 1997, à l’âge de quatre-vingt-treize ans.

J’appris assez vite, par ma tante, que ma mère avait disparu à Auschwitz. En revanche, elle ne nous a jamais parlé de notre père, et nous n’avons jamais posé de questions. Un silence tacite s’est installé, qui a duré cinquante ans. Pourtant, ma tante avait pris contact avec quelques-uns des survivants du convoi n° 73, car j’ai retrouvé en 1997, après son décès, leurs noms qu’elle avait notés sur une fiche.

En 1952, j’ai rencontré tout à fait par hasard André Blum, qui allait devenir mon mari l’année suivante. Son père avait été déporté à Auschwitz en 1942, par le convoi n° 35 du 21 septembre 1942. Il avait été arrêté le 2 septembre, date d’anniversaire d’André. Cette similitude dans le destin de nos pères m’a aidée, sans aucun doute, à supporter de façon plus sereine et moins douloureuse les conséquences de la disparition de mes parents lorsque j’en ai pris conscience, cinquante ans plus tard, ce qui n’a pas été le cas pour mes deux sœurs.

En 1992, au hasard de recherches généalogiques que mon époux et moi avons commencées cette année-là, j’ai appris l’existence du  Mémorial de la Déportation des Juifs de France, de Serge Klarsfeld, et c’est ainsi que j’ai su ce qui était arrivé à mon père. Le destin avait voulu qu’il disparaisse à une centaine de kilomètres de la ville où était née sa grand-mère, dans cette Lituanie qu’avaient fuie ses grands-parents et ses parents, un siècle plus tôt…

La descendance de mes parents se compose aujourd’hui de onze petits-enfants et dix-neuf arrière petits-enfants, dont quinze sont les enfants de mes enfants !  Le plus âgé, Éric, est né en 1979 et Sarah, la plus jeune, est arrivée en 1997, le premier jour du printemps.

Eve Line Blum-Cherchevsky


Bernard Lazare (1865-1903), né Lazare Bernard, fut le premier Juif qui se leva pour défendre le capitaine Alfred Dreyfus, proclamer son innocence et exiger sa réhabilitation.