Bernard Rovinsky

né le 11 novembre 1923

 

878 hommes quittèrent Drancy par le convoi 73, le 15 mai 1944, vers Kaunas et Reval. Parmi eux, une personnalité tout à fait exceptionnelle, Bernard Rovinsky, âgé de vingt ans et quelques mois.

Il n’était ni de ma famille, ni de mes amis, ni même mon maître et pourtant je tiens à ce que ce merveilleux livre parle de lui.

Bernard Rovinsky, né le 11 novembre 1923 à Svaty (Tchécoslovaquie) arrive tout petit avec sa famille dans ma ville natale, Colmar (Haut-Rhin) où il passera son enfance et son adolescence. Il est le troisième enfant d’une famille admirée par toute la Communauté ; son père, Ephraïm Rovinsky, « chohet » et « hazan », attirant le regard par sa grande barbe, était connu pour sa stricte orthodoxie. Sa maman était admirée pour sa bonté, sa façon d’accueillir les déshérités, son sens pédagogique. Ils donnèrent à leurs sept enfants une éducation juive sans concession, dans la fierté de leur identité. Je n’avais que neuf ans et j’étais fascinée que l’on puisse être juif avec fierté et enthousiasme comme l’étaient les enfants Rovinsky !

Bernard était un garçon très intelligent, fort en mathématiques. Il était élève, comme ses frères et sœurs, du lycée de la ville, tout en ne fréquentant pas l’école le shabbat et les jours de fête, ce qui était rarissime avant 1939 !

Mais ce qui était tout à fait remarquable, c’était son niveau d’études juives, qui le plaçait bien au-dessus du niveau de ses camarades. Il prenait des cours particuliers, quotidiennement, avec le Grand Rabbin Weill.

À ses capacités intellectuelles, il alliait une forte personnalité. Il avait beaucoup d’impact sur ses camarades, à qui il voulait communiquer son amour pour la Torah et le Talmud. C’est ainsi qu’en octobre 1939 (Bernard avait seize ans) il proposa à mon mari, jeune garçon de quatorze ans, issu d’un milieu traditionaliste mais peu enclin à l’étude juive, de l’initier à l’étude de la Michna : Bernard Rovinsky devint le maître et l’ami de Bernard Picard, et de cette rencontre naquit l’engagement de mon mari dans la voie du judaïsme orthodoxe et militant.

Pourtant, Bernard Rovinsky ne se prenait pas au sérieux. Il avait le sens de l’humour et, soixante ans après, mon mari me rappelait souvent son enseignement et ses jeux de mots.

Bernard était un chef ; il serait devenu un grand Rav.

Replié à Limoges en 1940, avec sa famille, il continue à étudier et à enseigner. Puis, ayant entendu parler du Rav Chneerson, homme charismatique, d’un judaïsme dynamique, d’une foi débordante, il le rejoint en 1943 dans l’Isère et devient enseignant et éducateur dans les maisons d’enfants dirigées par le Rav Chneerson.

La situation s’aggravant, les jeunes sont répartis dans différentes maisons aux environs de Voiron. Bernard devient le chef et le responsable de l’éducation et des études juives d’une de ces maisons, située dans un petit hameau, "La Martellière", qui héberge seize jeunes.

Le 22 mars 1944, Myriam, une sœur de Bernard, conduit ses deux petits frères, Simon (14 ans) et Jacques, le petit Toto (7 ans) chez Bernard qui les retient pour la nuit…

Vers trois heures du matin, quatre membres de la Gestapo, accompagnés de quatre miliciens français, arrêtent les seize jeunes habitant la maison, dont les trois frères Rovinsky. Les quatre plus âgés, dont Bernard, accompagné de Léonard Orlowski(21 ans), Abraham Rosenzweig (20 ans) et d’Emmanuel Sawelski (18 ans) sont déportés par le convoi 73. Les autres, dont les petits frères de Bernard, seront déportés à Auschwitz par le convoi 71.

Les trois frères Rovinsky disparaîtront à jamais dans les camps de la mort.

Marianne Picard

 

Une lettre de Bernard Rovinsky, envoyée de Drancy11 (début mai 1944)

« Chers amis, J’ignore si vous avez reçu ma lettre précédente ; j’espère que oui. Nous sommes encore toujours ici et je m’étonne que vous ne donniez aucun signe de vie. Je me fais beaucoup de mauvais sang pour votre santé, surtout de ma chère Imy12 et compagnie, et du patron13. Que s’est-il donc passé depuis, chez vous ? Restez courageux et persévérants, la fin sera si belle qu’elle plongera le début dans l’oubli. Je rêve surtout de cette fin, je vois souvent mon amour de Toto14 assis sur mes genoux, les yeux à demi clos, en train de me poser des questions. C’est dans cette attitude que je me suis séparé de lui. Malheureusement je me suis réveillé le matin dans la dure réalité et la vie continue, monotone, pleine de souvenirs amers mais aussi de brûlants espoirs.

D’ailleurs, le contact avec la société qui nous entoure m’a appris beaucoup de choses, et si j’osais donner des conseils au patron, je lui recommanderais de persévérer malgré tout dans la voie grandiose qu’il s’est tracée et de maintenir ses intentions sacrées après la guerre. J’ai pu estimer la valeur des “moyens”, la valeur morale et spirituelle, leur courage, leur force, leur fin et surtout la sincérité de piété qui a rayonné dans l’entourage. Entre nos plus grands ennemis, aucun n’a prétendu que leur balancement rituel soit du Tartuffe. Sur une telle équipe, on peut fonder les plus grands espoirs pour l’avenir. Je suis plein de confiance et d’espoir. Soyez comme moi.

Les livres me manquent et un peu de sucreries. Imy et sa santé me tracassent toute la journée ; qu’elle soit courageuse et sûre que, dans un avenir prochain, nous serons tous réunis, trois hommes à la place de trois enfants. Priez pour eux.

Je ne sais pas quand on part, donc envoyez-nous quelque chose le plus tôt possible. Soyez forts et fermes, confiants et courageux. Préservez vos santés. Ne vous laissez pas abattre. Cela nous abattrait bien plus que toute autre chose.

Nos meilleurs vœux à mon patron et sa famille, à mes amis, et un baiser brûlant sur la joue creuse de Imy. »

Boruch (Bernard)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bernard Rovinsky

(20 ans)

 

 

Schimi - Simon Rovinsky (14 ans)

 

Jacques (Toto) Rovinsky (7 ans)

 

 

Témoignage de Zvi Zahler (beau-frère de Bernard Rovinsky)

Enfant réfugié de treize ans et demi, expulsé de Suisse, j’arrivai en France à la Yechiva du Grand Rabbin Ernest Weill à Strasbourg-Neudorf, fin 1938. C’est là que je rencontrai Bernard pour la première fois, pendant les grandes vacances d’été.

La guerre éclata. Strasbourg fut évacuée. On se perdit de vue. Après maintes péripéties, je trouvai une « planque » à Limoges, à l’internat O.S.E., dirigé par Robert Lévy, beau-frère du Grand Rabbin Abraham Deutsch.

Je ne sais pour quel mérite je fus alors accueilli, voire adopté par la famille Rovinsky. Je fus d’abord très souvent invité les vendredis soirs. Ces tables de Chabbat étaient quelque chose d’unique, ne serait-ce que par la manière dont j’étais reçu.

Bernard recevait des cours privés de morale chez M. Perlstein, lui-même réfugié, ancien des grandes Yeshivoth de l’Est et grand talmudiste. Je fus spontanément invité à participer à ces cours, ce qui renforçait nos liens d’amitié. Bernard devint ainsi mon grand frère.

Nous fréquentions le lycée Gay-Lussac, lui étant déjà en classe de première. Un jour, en nous promenant, je demandai à Bernard de m’expliquer une formule algébrique que je n’avais pas comprise en classe. Sans papier ni crayon, il était capable de développer, séance tenante, toute la chaîne de raisonnements et d’équations qui menaient à cette formule, tout ceci avec une facilité étonnante, avec une lucidité stupéfiante, sans pour autant prendre des airs de professeur, toujours simple, jamais guindé en dépit de sa supériorité pourtant notoire.

Autre exemple : le Rabbin Deutsch avait créé à Limoges le P.S.I.L. (Petit Séminaire Israélite de Limoges). Bernard y était l’un des principaux enseignants. J’ai un souvenir très vif de ses cours. Jamais il ne s’asseyait au bureau devant la classe : il prenait place au milieu de ses élèves, copains, d’égal à égal.

Enseignant la construction du sanctuaire avec les commentaires de Rachi, mais sans aucune aide de matériel didactique tels les tableaux en couleurs ou les maquettes en miniature qui sont légion de nos jours, il avait le don génial de créer dans nos têtes une vision claire, d’une plasticité inégalée, de ces objets sacrés, dans leurs plus menus détails, et ceci par la seule parole riche en images et comparaisons.

Bernard y donnait aussi des cours de morale et de non-médisance se basant sur les nombreux écrits de Hafetz Haïm. Jamais ses exigences sur ce plan ne contenaient trace de menace du « purgatoire ». Elles s’appuyaient sur un raisonnement s’imposant par son bien-fondé logique. Les arguments étaient convaincants, ils s’adressaient autant au cœur qu’à la raison.

Il semble que ses qualités de « leader » et d’enseignant étaient innées, et déjà dans les « gènes » de sa personnalité. Ma belle-mère rapporte que lorsqu’elle était enceinte de son frère cadet, Toto, Bernard, à peine Bar-Mitsvah, souhaitait que ce soit un garçon. Et pourquoi souhaiter un garçon ? « Alors, je pourrai faire avec lui de la Torah et du Talmud… ».

C’est ainsi que s’explique le fait que Bernard avait déjà fondé auparavant, à Colmar, un club de garçons, constituant dans ce cadre une véritable petite communauté juive en miniature avec toutes ses institutions. En faisaient partie Léon Amster, Sami Garsenbauer, Bernard Ehrenreich, René Banner et tant d’autres. Chacun assumait une fonction bien définie. L’un devait faire le Rabbin, un autre jouer le « Hazan », un autre encore faire le « Chammach » (bedeau), ou être responsable des cours de religion.

Il y avait tout, sauf les ouailles simples, comme dans toute communauté normale. On jouait des offices. Bernard avait même dressé un grand tableau avec les statuts détaillés, comme il se doit pour toute communauté qui se respecte. Le but était atteint : la réaffirmation de l’identité juive et une forte motivation pour s’engager dans le travail de la communauté.

Ici, à Limoges, Bernard trouvait enfin le champ d’action qui correspondait à ses visions et à ses espoirs, qu’il nourrissait depuis son enfance.

Revenons aux leçons, ou mieux, aux causeries de morale. Bernard ne se gênait pas non plus pour me faire des reproches sérieux, dans ses tête-à-tête intimes (pourquoi seulement à moi ?). Par exemple, je ne devais pas assister aux réunions de jeunes mixtes où l’on chantait ensemble, bien que le Rabbin y participât. Il est certain que le Rabbin savait ce qu’il devait faire en ces jours sombres de la guerre, de menace croissante contre la communauté juive. Ces réunions sabbatiques fortifiaient les esprits et soudaient l’union des jeunes entre eux. Et ce qui, dans une situation normale, était un péché, devenait peut-être, dans les circonstances données, un devoir. Mais ceci, semble-t-il, n’était pas valable pour moi personnellement !!

Quoi qu’il en soit, jamais personne n’aurait osé critiquer l’attitude sans compromis de ce jeune homme. Bernard était respecté et aimé par tout le monde.

Peut-être un dernier mot concernant l’humour fin et tout à fait spécial de Bernard. Ses blagues et ses bons mots, nés pour la plupart de la situation de pénurie générale et spécialement précaire pour la collectivité juive, tous réfugiés, savaient raffermir les esprits et les cœurs défaitistes, faire oublier les idées tristes. Mais jamais sa verve très spirituelle ne glissait dans le vulgaire. Il gardait sa noblesse discrète, sa simplicité et l’oubli de soi total dans n’importe quelle situation.

Sous tous ses aspects, le souvenir de Bernard est pour moi une phase lumineuse. Je me sens très petit à côté de lui.

Déjà cette seule prise de conscience m’incite au repentir.

 

Zvi Zahler


Svaty : peut-être Svaty Jan, à 60 km environ au sud de Prague, sur la rive est de la Moldau. (N.D.L.R.)

Chohet : personne pratiquant l'abattage rituel des animaux destinés à la viande de boucherie. (N.D.L.R.)

Hazan : chantre qui conduit le service de la prière à la synagogue. (N.D.L.R.)

Torah : nom que les Juifs donnent au Pentateuque (les cinq premiers livres de la Bible) et plus spécialement à la loi de Moïse. (N.D.L.R.)

Talmud : ensemble de textes rabbiniques fondant la tradition juive (200 ans avant notre ère - 500 ans après). (N.D.L.R.)

Michna : étude de la loi orale, par opposition à la loi écrite, la Miqra, que l’on doit lire. (N.D.L.R.)

In Delphine Deroo, Les Enfants de la Martellière, éd. Grasset, Paris, 1999, pp. 39 à 41. (N.D.L.R.)

Imy : maman (en hébreu).

Patron : le rabbin Chneerson.

Son petit frère Jacques.

Balancement rituel : le balancement rituel des corps pendant la prière, coutume de certains Juifs.

Yeshivoth : pluriel de Yeshivah. Établissement d'enseignement consacré à l'étude du Talmud. (N.D.L.R.)

Zvi Zahler a épousé une sœur de Bernard Rovinsky. (N.D.L.R.)

Bar-Mitsvah : majorité religieuse. (N.D.L.R.)