Paul Marx

né le 21 août 1897

Gérard Marx

né le 12 mars 1929

 

La dernière trace que j’aie retrouvée de mon oncle Paul, déporté avec son jeune fils un mois après l’arrestation de sa femme et de ses beaux-parents, est cette lettre circulaire du « Ministère des Prisonniers de guerre, déportés et réfugiés » datée du 22 août 1945 : « Nous nous efforçons de reconstituer la liste complète des déportés revenus du convoi parti de DRANCY le 15 mai 1944 ; nous avons quelques nouvelles de ceux qui sont allés jusqu’à REVEL, mais aucune de ceux qui se sont arrêtés à KAUNAS. » Aucune autre information n’est parvenue à mon père, après qu’il soit devenu certain que ni mon oncle, ni son fils Gérard, âgé de 15 ans en 1944 - trois ans de plus que moi -, ni sa femme ni ses beaux-parents déportés, eux, à Auschwitz par le convoi 69, ne reviendraient jamais des camps de la mort. Je ne sais donc pas si mon oncle et mon cousin sont allés jusqu’à Revel, ou s’ils sont morts avant.

Paul Marx était né le 17 août 1897 à Saverne, dans une famille juive alsacienne installée là depuis au moins deux siècles, comme en témoignent les documents dont je dispose. Il est probable que cette famille n’avait guère bougé depuis plus longtemps encore : les contrats de mariage, notamment, montrent que les époux s’étaient toujours rencontrés dans un rayon excédant rarement vingt kilomètres… Mes grands-parents, en tout cas, étaient très attachés à leur Alsace natale tout en se sentant profondément Français et indéfectiblement républicains. Il est vrai qu’après la Révolution de 1789, le débat sur l’émancipation des Juifs puis la décision, prise en 1791, de leur assurer entière égalité avec les autres citoyens de la nation, étaient venus renforcer l’attachement de la communauté juive d’Alsace à la République française.

Paul Marx

 

Les Marx de Saverne étaient bien intégrés. Mes grands-parents étaient religieux, mais sans excès. Ils se rendaient régulièrement, tous les vendredis soir, à la « Schule », à la synagogue de la petite ville, et le reste du temps s’occupaient du café restaurant qu’ils avaient créé sur la place du Château. Mon grand-père était une espèce de géant, d’allure très digne, cependant jovial et bon vivant. Ce qui dut contribuer au succès de l’établissement. Dans les dernières années du siècle, il put faire construire au même emplacement un bâtiment plus moderne (il abrite aujourd’hui le siège d’une succursale bancaire). Il n’eut certainement pas de mauvais rapports avec les soldats et officiers allemands qui occupèrent l’Alsace après la défaite de 1870 : j’ai le pot à bière qui lui fut offert par certains d’entre eux, avant leur départ, avec cette inscription gravée en allemand sur le couvercle d’étain : « A M. Marx, avec le bon souvenir de Keller, Guthmann, Einstädter, Hirsch… » Ayant atteint l’âge d’être enrôlé après 1870, il avait fait son service militaire chez les uhlans, à cause de sa grande taille. Et il n’avait aucun mépris pour ses anciens frères d’armes.

Mais il se sentait éperdument français. Il conservait un fort accent alsacien mais il écrivait très bien le français. Toutefois, il avait du mal à se départir du graphisme gothique dont il s’efforça toujours, par la suite, d’atténuer les aspérités. C’est pourquoi il ne remplit le formulaire du recensement des Juifs de 1941, demandé par Vichy en zone non occupée, qu’après avoir rédigé un brouillon que j’ai pu retrouver. En marge, il a écrit : « Vieille famille alsacienne de souche française », et à la rubrique « Renseignements divers » : « Pour faire de mes trois fils de vrais Français, je suis venu avec ma famille m’établir à Paris en 1904. Ils ont été réintégrés dans leur qualité de Français en 1908. Ils ont fait la guerre de 1914-1918, et mes deux fils survivants ont été mobilisés en 1939-1940 »

« Mes deux fils survivants »… Georges, le plus jeune, né en juillet 1899, poursuivait ses études de médecine lorsqu’il fut incorporé et envoyé sur le front dans les derniers mois du conflit de 1914-1918. C’est là qu’il fut gazé, et il mourut des suites de cette atteinte quelques années après la fin de la guerre. L’aîné des fils - mon père - avait, lui, été incorporé dès 1915 alors qu’il venait d’avoir vingt ans. Il fut versé dans une compagnie de zouaves et envoyé en Afrique du nord. Les Alsaciens Lorrains qui avaient choisi de s’installer en France ne pouvaient, en principe, être envoyés au front : faits prisonniers, ils couraient le risque d’être fusillés par les Allemands qui les considéraient comme des déserteurs.

Mais en 1916, l’hécatombe sur le front devint telle que l’armée commença à incorporer les Alsaciens Lorrains qui voulaient s’engager, en leur délivrant un livret militaire portant un lieu de naissance fictif. C’est ainsi que Paul, dans un élan patriotique que ses parents ne pouvaient qu’approuver, devança l’appel en se couvrant d’une identité modifiée. Je suppose que c’est au cours de ce premier conflit qu’il reçut une formation sommaire de mécanicien d’aviation. Mais c’est de l’année 1939 ou 1940 que date la photo où on le voit, encore jeune et souriant, poser fièrement près d’un avion militaire en compagnie d’un camarade, vêtus l’un et l’autre d’une veste de navigateur et une main posée sur l’hélice.

 

Paul était marié à une jeune femme, juive elle aussi, originaire de Châlon-sur-Saône. Je pense qu’ils étaient, l’un et l’autre, très modérément religieux. Je ne connais pas avec précision la date de leur mariage. J’ai quelques photos de leur voyage de noces à Venise, la jeune épousée coiffée du chapeau cloche très en vogue dans les années trente, relevant un peu sa jupe déjà courte pour se maintenir assise sur la margelle d’un puits, appuyée sur l’épaule de son mari et tendant la main vers une nuée de pigeons. Ce dont je suis sûre, c’est que leur fils unique, Gérard, est né le 12 mars 1929 à Paris, un peu plus de trois ans avant moi. Les souvenirs que j’ai de mon oncle et de mon cousin (plus que de ma tante, que je voyais sans doute assez peu), commencent donc à partir des années 1934 ou 1935.

J’avais pour mon oncle Paul la plus franche admiration. Il était extrêmement gai, avec un peu de cette gouaille très parisienne qui semble s’être perdue de nos jours. Je crois avoir compris que sa fantaisie paraissait souvent excessive à ses propres parents, d’un sérieux beaucoup plus germanique, et qu’elle avait même provoqué quelques cahots dans sa carrière professionnelle. Sans en avoir la certitude - et qui aujourd’hui me renseignerait ? -, il me semble qu’il avait essentiellement une activité de représentant de commerce, bien qu’il ait eu des compétences en matière de mécanique.

Quant à mon cousin Gérard, eh bien, c’était « mon cousin », mon seul et unique cousin, celui qui venait combler le vide de ma condition d’enfant unique. C’était l’aîné dont les connaissances m’emplissaient de respect, qui à la fois me faisait un peu peur et que pourtant j’aimais profondément. Certains jeudis, et j’en étais heureuse à l’avance, on nous emmenait tous deux au jardin du Luxembourg. Je suppose que la petite fille que j’étais devait bien un peu l’ennuyer, mais il n’en montrait rien, et m’adressait des regards à la fois affectueux et protecteurs. Il marchait à mes côtés, vêtu d’une capeline dont je dirais aujourd’hui qu’elle me paraissait très romantique. Un jour, alors que nous passions devant la caserne de pompiers de la rue du Vieux-Colombier, il s’arrêta, se posta devant moi et écartant sa cape dans un grand geste dramatique, cria : « Au feu ! Au feu ! ». J’éclatai en sanglots et avant que notre accompagnatrice intervienne (je ne sais plus qui c’était), il me prit dans ses bras en répétant « Mais non, mais non, que tu es sotte, c’est moi qui viens te sauver ! »

 

Gérard Marx

 

Les derniers souvenirs que j’aie de mon oncle Paul remontent au mois d’août 1940. Mon père avait été démobilisé en zone sud, et ma mère décida de le rejoindre après s’être arrêtée à Gannat, dans le Massif Central, où se trouvaient mes grands-parents paternels. Fuyant l’avancée allemande vers Paris, ils y avaient rejoint les membres de leur famille évacués d’Alsace en septembre 1939. Démobilisé lui aussi en zone sud, Paul s’y était arrêté avant de « remonter » vers le Jura où il savait trouver, chez ses beaux-parents, sa femme et son fils. Mon oncle accepta de nous convoyer, ma mère et moi, jusqu’à Montauban. Je ne me souviens pas du voyage, mais je garde le goût du mélange dont il bourrait sa pipe : je prélevais dans sa blague à tabac, à son insu, quelques brins de cette herbe poivrée dont j’exprimais le jus en la mâchant longuement. En somme, j’avais découvert le plaisir de chiquer. Lorsqu’il s’en aperçut, il s’efforça de me gronder sans céder au fou rire qui le secouait. Mais ses yeux rieurs démentaient la fermeté du propos et affaiblissaient largement l’indignation que manifestait ma mère. Cet oncle jeune, qui aimait rire et plaisanter, dont la jovialité franche attirait une sympathie immédiate, dans quelque milieu qu’il se trouvât, était mon préféré. Je ne suis jamais parvenue à imaginer la façon dont son rire a pu s’éteindre, à l’approche du camp de concentration où il est mort, avant l’été 1944, avec son fils.

Mon oncle Paul s’était réfugié à Saint-Claude, dans le Jura, avec sa femme et son fils. Je crois qu’il y avait trouvé à s’employer comme mécanicien dans un garage. Mon père a gardé la dernière lettre qu’il ait reçue de lui. Elle est datée du 10 mars 1944. Sa femme venait d’être arrêtée alors qu’elle était allée voir sa mère, restée seule à Chalon-sur-Saône. Derrière la façon un peu maladroite dont il tente de déguiser les faits, je décèle, dans cette ultime missive, la certitude profonde que leur sort à tous est scellé. “Vous avez dû apprendre, écrivait Paul, “que ma chère Andrée et sa mère sont parties depuis une quinzaine. Elles sont restées à Dijon pendant quelques jours et n’étaient pas trop mal car la Croix-Rouge s’en occupait. Une amie allait les voir tous les jours. Andrée était très accablée. Pour sa mère, vu son âge, il y aura peut-être quelques considérations… Leurs cousines ne sont pas parties, elles. Avec cette coqueluche qui sévit, elles y auront droit un jour ou l’autre. Tout ceci est bien triste, mais que peut-on faire ? Ici, rien de neuf. Gérard va bien, il travaille bien à l’école. Le départ de sa mère l’a naturellement affecté, mais c’est un petit homme et il réagit assez bien !”

La suite, ce n’est pas Paul qui la raconte, évidemment. Une nommée “Hélène” écrit à mon père une missive affolée, datée du vendredi 5 mai : “Je viens d’apprendre qu’un accident est arrivé à ce cher Paul, et j’en suis bouleversée ! Quelle pénible chose pour lui et pour vous tous. Comment ton père va-t-il réagir devant cette nouvelle épreuve, lui déjà si déprimé moralement ? Seul Paul, avec son heureux caractère, parvenait à le réconforter lorsqu’il venait le voir. J’espère que le petit Gérard n’était pas avec son père au moment de l’accident. Je n’ai aucune information. Enfin, tout ce que nous pouvons espérer, c’est que la maladie ne soit plus longue. On en revient, je connais quelqu’un qui est maintenant presque hors de danger…”

Le “petit Gérard” était bien avec son père au moment de l’accident. La “coqueluche” qui sévissait, en ces premiers mois de l’année 1944, les avait l’un et l’autre rattrapés. Je sus plus tard qu’ils avaient été dénoncés. L’amie Hélène avait raison, la “maladie” n’allait plus durer très longtemps, en effet, mais ceux qu’elle frappa en moururent le plus souvent. Ni Paul, ni le petit Gérard ne sont revenus. Je ne sais à quel moment s’est éteinte la gaieté de mon oncle Paul. Et je ne sais pas, je n’ose pas imaginer, dans quelles conditions le petit garçon vif et rieur avec lequel on m’emmenait si souvent au jardin du Luxembourg, dans les années tendres d’avant-guerre, a vu venir la mort. Lorsqu’il fut clair, après notre retour à Paris en 1945, qu’il ne reviendrait pas, je tentai de préserver les quelques souvenirs qui me restaient de lui, comme si cela rendait moins épouvantable le fait qu’il n’y aurait plus trace de sa trop courte vie. Je revoyais le geste vif par lequel il rejetait en arrière les lourdes mèches qui lui retombaient sur le front : il se passait souvent la main dans les cheveux, d’un geste presque machinal. Tout ce à quoi me conduisaient alors mes pensées, c’était à la vision désespérée d’un petit garçon au crâne rasé, dépouillé de son passé et de tout avenir, arrivant seul dans l’horreur des camps.

C’est bien longtemps après la guerre que j’ai découvert qu’à la différence de ma tante, déportée avant eux, Paul et son fils avaient quitté Drancy dans l’un des rares convois qui n’eurent pas Auschwitz pour destination finale. La bureaucratie nazie étant précise, on sait que le convoi n° 73 du 15 mai 1944, où leurs noms figurent, ne transportait que des hommes : 878 très exactement, dont 38 adolescents âgés de 12 à 17 ans. Parmi ces derniers, donc, mon cousin Gérard… De ce convoi, il n’y eut, en 1945, que 22 survivants dont, bien sûr, aucun enfant.

Danièle Gervais-Marx


Ces lignes sont largement extraites d’un ouvrage publié aux Editions HB (1997), La ligne de démarcation, où j’ai tenté de décrire, à travers l’histoire de ma famille, la façon dont les « Israélites français » se sont progressivement enfoncés dans une absurdité de plus en plus meurtrière, au cours des années 1940-44.